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A la croisée des traditions orales du bassin méditerranéen, Les Chantres du Thoronet offrent une interprétation très vivante des manuscrits grégoriens les plus anciens. De mars 2008 à décembre 2015, ils ont chanté chaque dimanche à 12h, une messe grégorienne (célébrée en rite ordinaire)à l'Abbaye du Thoronet. Les Chantres enregistrent des disques et donnent des concerts en France et à l'étranger. Facebook: @Leschantresduthoronet

UN PEU D'HISTOIRE, par Mathieu Smyth

 

Les concerts grégoriens à l'Abbaye du ThoronetPupitre

 

par Les Chantres du Thoronet, dir. Damien Poisblaud

 

 

 

smyth.jpgArticle de Matthieu Smyth,

Enseignant en Histoire de La liturgie, spécialisé dans la liturgie latine des Gaules.

Faculté de Théologie Catholique, Strasbourg. 

 

Les chants liturgiques carolingiens, connus sous le nom de « grégoriens » ne sont pas authentiquement romains : ce sont des hybrides construits à partir d’un fonds romain. Pourtant, il y a peu encore, planait un certain tabou au sujet de la portée réelle de l’hybridation carolingienne. Il fallait, pour des motifs apologétiques, consécutifs à l’histoire de la restauration de ce répertoire à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, que le chant grégorien fût romain. Cependant, pas plus que le reste de la liturgie romano-franque imposée par les carolingiens, ce répertoire n’était purement romain. Les carolingiens ont cherché à remplacer l’ancienne liturgie des Gaules par la romaine, mais ils ont surtout réussi à opérer le mélange des deux rites.

Depuis la prise en compte des livres « vieux-romains » qui nous éclairent un petit peu sur la liturgie romaine pré-carolingienne, depuis la découverte par dom Jean Claire d’une modalité musicale spécifiquement non romaine, incluant l’Hispanie, la Gaule et l’Italie lombarde, et surtout depuis la délimitation d’un répertoire hispano-gallican au sein des offertoria du graduel romano-franc, il n’est plus permis d’ignorer que le répertoire romano-franc est le fruit d’une hybridation et d’une inculturation : « le chant grégorien est ce qui est né hors de Rome et s’est répandu principalement en France sous le couvert du nom du pape saint Grégoire, à partir de la fin du VIIIème siècle […] le chant grégorien est le produit de la renaissance liturgique pipino-carolingienne qui acclimata en France une nouvelle liturgie d’étiquette “romaine” pour remplacer la liturgie gallicane »  .

Dom Jean Claire a mis en lumière la prédilection des répertoires milanais, mozarabes et gallicans pour la corde archaïque de récitation (la « corde mère ») de Ré. Au sein de cette modalité, la teneur et la finale demeurent sur une même corde de Ré, celle-ci étant entourée de sa « cellule-mère » : La-Do-Ré (mais les degrés désignés par ces notes appartiennent à une échelle diatonique, l’hexacorde défini par Gui d’Arrezo au XIe siècle, qui n’a qu’une valeur analogique par rapport à des mélodies élaborées en dehors de ce contexte — surtout si nous concevons cette échelle à travers notre gamme tempérée moderne). Cette structure dynamique musicale correspond normalement à ce que les théoriciens de l’ochtoechos latin (les huit modes musicaux ecclésiastiques) définirent a posteriori comme le protus plagal, ou deuxième mode — lorsque la pièce est identifiée comme telle, ce qui est loin d’être automatique —, dont la finale est en Ré (ou en La quand ce mode est transposé à la quinte) et dont la teneur se situe une tierce mineure au-dessus. Cependant ce principe n’est sûr que pour les pièces liturgiquement et musicalement les plus archaïques : psalmodies, antiennes fériales, traits ou récitatifs, dont nous connaissons l’antiquité par d’autres voies. Il n’était pas facile de changer une mélodie enracinée dans la tradition orale : « Les chantres romains étant repartis, les chantres gallicans se sont mis à l’oeuvre […]. En ce qui concerne les textes communs aux deux liturgies (Gloria, Credo, Sanctus, Pater, Te deum), ils ont simplement gardé leurs mélodies gallicanes traditionnelles. […]. En ce

qui concerne les textes cantilés, ils prirent les textes du romain […], mais gardèrent leurs tons traditionnels de cantilation (Ré) » .

Heureusement, il existe d’autres moyens que la seule archéologie musicale pour mettre à jour l’origine d’une pièce. Kenneth Levy, dans son article « Toledo, Rome, and the Legacy of Gaul », en comparant les répertoires wisigothique, milanais, romano-franc et vieux-romain n’a pas eu de peine à montrer que la célèbre série des « offertoires » non psalmiques des antiphonaires grégoriens ne pouvaient provenir de Rome bien que les livres vieux-romains les eussent accueillis. Il a fallu longtemps pour que l’on s’aperçoive de l’origine non romaine de ces pièces accompagnant la procession des offrandes avant l’eucharistie. La force des préjugés sur la nature purement romaine du « grégorien » l’interdisait, sauf à quelques esprits plus perspicaces comme dom Louis Brou.

La série romano-franque de ces offertoria appartient en fait à une série beaucoup plus vaste, assez homogène, centrée sur les thèmes sacrificiels de l’Exode, que l’on retrouve à Milan et surtout en Hispanie . En Hispanie, à la différence des livres vieux-romains où ils sont l’exception, les sacrificia non psalmiques sont de règle.

Un examen des sources a tôt fait de montrer que les leçons romano-franques et hispaniques sont bien meilleures que celles des livres vieux-romains. La série est plus étendue et ses textes sont plus riches. Rome parait s’être bornée à subir le « reflux » romano-franc. L’accord, en revanche, tant entre les textes que les mélodies, des pièces romano-franques et hispaniques est souvent très net. Bien que l’on ne puisse pas encore déchiffrer les neumes de l’Antiphonaire de Leon, il est possible de les comparer aux neumes franques.

Alors que Rome a toujours privilégié le chant des psaumes et évité centonisation et paraphrase, c’est au contraire une caractéristique de notre série d’offertoires qui ne se privent pas d’arranger le texte, à la manière des lectionnaires hispaniques. Du reste, le texte biblique est proche de celui du lectionnaire hispanique et du lectionnaire gallican de Luxeuil.

Il existe en outre un parallèle entre la typologie sacrificielle tirée de l’Exode de ces textes et les gloses d’Isidore de Séville (De ecclesiae officiis I, 14) à propos des rites et de l’hymne qui précédent le sacrifice eucharistique. Le texte d’Isidore indique que celui-ci connaît déjà un chant à cet endroit (le sacrificium) apparenté à notre série d’offertoires. Ce sacrificium n’est rien d’autre que le chant dit « sonus » que plusieurs sources gallicanes font chanter avant la prière eucharistique, lorsque les dons sont transférés sur l’autel.

Si nous prenons pour base les premiers antiphonaires de la messe francs, on peut établir la liste suivante : Aue Maria (Lc 1) ; (mais qui est certainement d’époque carolingienne) ; Sicut in holocausto (Dn 3) Angelus domini (Mt 28) In die solemnitatis (Ex 13) : AMS 84 ; BCKS (jeudi in albis) ; Erit uobis (Ex 12) ; Precatus est Moyses (Ex 32) ; Oraui (Dn 9) ; Sanctificauit (Ex 24) ; Vir erat (Jb 1) ; Recordare (Est 14) ; Domine deus in simplicitate (1 Ch 29) ; Oratio mea (Jb 16) ; Stetit angelus (Ap 8) ; Audi Israel (non scripturaire et Ps 80) ; Viri Galilei (Ac 1) ; Factus es repente (Ac 2) ; Elegerunt apostoli (Ac 6). On retrouve à Leon : Oraui ; Erit uobis ; Sanctificauit ; Domine deus in simplicitate ; Stetit angelus ; Factus es repente ; Elegerunt apostoli. Certaines pièces se retrouvent aussi à Milan.

On peut ainsi élargir cette série hispano-gallicane à certains répons de la dédicace franque présents dans les antiennes des antiphonaires de l’office romano-francs (datant du IXe au XIIe siècles) de l’office. Certains éléments isolés, apparentés à cette série d’offertoires, se retrouvent enfin dans les livres aquitains des XIe et XIIe siècles  comme le Graduel de Gaillac, Paris BNF lat. 776 ou celui de Saint-Yrieix, Paris BNF lat. 903. On peut ainsi ajouter les offertoires « sacrificiels » Altaria tua, Holaucausta medullasta, Iustorum animae, Immaculatus hostiarum preces, Sacerdotes domini… Les livres aquitains sont connus, par ailleurs, pour préserver un riche répertoire de pièces pro defunctis d’origine non romaine, ainsi que des litanies preces et des antiennes pour la fraction issus du rituel hispano-gallican.

La série dans sa version milanaise, bien que restreinte, possède quelques pièces hispaniques absentes des livres francs, ou dotées d’une leçon plus consonante avec la version hispanique. Il existe d’autre offertoires non psalmiques propres à Milan, comme le très théophanique Ecce apertum est templum de la Nativité, qui est proche des chants arméniens et syriaques, originaires de Jérusalem, pour la procession des dons.

La série de Leon est de loin la plus riche (les textes sont plus nombreux et plus longs), même si certaines pièces présentes en Gaule lui font défaut. Il ne fait guère de doute que c’est dans la péninsule, pendant l’âge d’or du royaume wisigothique au VIIe siècle, voire un peu avant, qu’il faut chercher leur origine. Quelques clercs y auront pris l’habitude d’imiter la coutume orientale de chanter une hymne pendant la procession des dons, mais sans servilité, en recourant à un répertoire doté d’une thématique bien particulière. De là, elle se sera répandue sous diverses formes dans le reste de l’Hispanie. Peu après, Milan et la Gaule recevront une partie de ce répertoire sous une forme relativement archaïque. Tandis que la Gaule et Milan conserveront ce répertoire à peu près en l’état — enrichi de quelques pièces autochtones composées par la suite —, l’Hispanie continuera de le développer. En effet, les pièces à deux ou trois longs versets de l’Antiphonaire de Leon constitue une réélaboration systématique d’un répertoire hispanique plus ancien et plus restreint, mais déjà davantage étoffé que celui de la Gaule et de Milan. Les leçons hispaniques des manuscrits plus anciens l’attestent. De son côté, la version gallicane se fixera lorsqu’elle s’insérera dans le graduel romano-franc, pour combler les lacunes du répertoire des offertoires romains.


. L. Brou, « Le IVe Livre d’Esdras dans la liturgie hispanique et le graduel romain Locus iste de la messe de la dédicace », Sacris Erudiri 9 (1957), p. 105.

. « Un exemple d’inculturation au IXe siècle : le chant romano-franc, dit grégorien », dans Liturgie et culture. Conférence Saint-Serge 43, Rome, 1997 (« Bibl. “Ephemerides Liturgicae” Subs. » 90), p. 30.

. « Toledo, Rome, and the Legacy of Gaul », repris dans Gregorian Chant and the Carolingians, Princeton, 1998, p. 31-81.

. « L’antiphonaire wisigothique et l’antiphonaire grégorien au début du VIIIe siècle », Annuario Musical 5 (1950), notamment p. 3-10.

. J. Pinell, « Repertorio del “Sacrificium”. Canto offertoriale del rito hispanico para el ciclo dominical “de quotidiano” », Ecclesia Orans 1 (1984), p. 57-111.

 

Messe grégorienne chaque dimanche et jours de fêtes à midi au Thoronet                 
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