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Chant Grégorien Au Thoronet

  • : Le blog de Chantgregorien - les Chantres du Thoronet
  • : A la croisée des traditions orales du bassin méditerranéen, Les Chantres du Thoronet offrent une interprétation très vivante des manuscrits grégoriens les plus anciens. De mars 2008 à décembre 2015, ils ont chanté chaque dimanche à 12h, une messe grégorienne (célébrée en rite ordinaire)à l'Abbaye du Thoronet. Les Chantres enregistrent des disques et donnent des concerts en France et à l'étranger. Facebook: @Leschantresduthoronet
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Communication donnée lors du Colloque international sur le Corpus de l'oralité.

IRCAM/CNRS /Paris VIII/ Univ. de Strasbourg, 24-25 novembre 2011

 

 

LA RESTAURATION DU CHANT GRÉGORIEN

 

ou comment

 

IMAGINER LES SONS DE L'ÉCRIT...

 

Damien Poisblaud

 

 

 

Je suis très honoré de prendre la parole devant un parterre aussi savant... Je dois remercier M. Jacques Viret d'avoir su me décider à vous rejoindre pour ce colloque sur le Corpus de l'oralité.

Avant de commencer cet exposé, je tiens à préciser que mon intervention n'est pas celle d'un musicologue, ni celle d'un historien médiéviste. J'interviens en tant que praticien du grégorien depuis 30 ans. J'entends donc bien plus faire part d'une expérience que partager un savoir théorique.

La fréquentation des manuscrits dits « grégoriens » m'a beaucoup appris, non seulement quant à leur teneur musicale – qui me paraît remarquable à bien des égards - , mais aussi quant à l'approche que l'on devait en faire. La question que je me suis toujours posée est, comme pour beaucoup :« quel son peuvent bien avoir ces tout premiers signes manuscrits? »

Je dis « peuvent » et non pas seulement « pouvaient », car je pense que tout travail de restauration inclut nécessairement une dimension de contemporanéité. Tout d'abord parce que l'acte musical – et plus particulièrement le chant – est, par essence, un acte d'oralité et donc un acte du présent. Il s'agit de re-produire un son, un chant, et pas seulement de déterrer un vestige du passé ! Comme le remarquait hier M. Bernard Lortat-Jacob, « il ne s'agit pas d'un simple patrimoine du passé, mais de rendre actuelle une pratique ancienne qui répond à un besoin humain ». Ensuite, parce que le risque n'est jamais nul de faire que telle restauration devienne une belle pièce de musée, destinée à briller définitivement derrière une vitrine, sous un éclairage valorisant, certes, mais tellement loin de la vie. Non nul également le risque d'aboutir à un sens contraire à celui initialement recherché par les compositeurs. On demande par exemple de chanter celeriterou leniter, mais par rapport à quoi ? Enfin, il est bien difficile d'imaginer le passé sans recourir, même inconsciemment, aux images et aux représentations du présent.

Pour ma part, il me semble évident que la reconstruction du chant grégorien nécessite de retrouver la composante d'oralitésur laquelle débouche immédiatement la plume des copistes médiévaux. C'est elle qui permet d'imaginer les sons consignés dans les neumes, sans les travestir, et de retrouver leur justification profonde.

On a toujours cherché à revenir au chant des origines –le chant de Saint Grégoire. Il y eut, par exemple, la réforme cistercienne au XIIe siècle et, plus récemment, la réforme de Solesmes. Les résultats sont pourtant fort différents... Dans tous les cas, on revendique le retour au chant des origines parce que c'est là qu'on a le plus de chance de comprendre le « pourquoi ». Le retour aux origines est sans doute un mythe, mais c'est pourtant là que s'est posée la question du pourquoi. Pourquoi a-t-on créé le chant grégorien ? A quoi ça sert ? C'est donc là aussi que l'on trouvera la réponse à la question des moyens employés, et aussi, dans une large mesure, du style. Il me semble que la justification de cette démarche de mémoire – de fidélité – est de retrouver, de conserver, ou si l'on veut, de remettre au centre, les principes fondateurs du chant grégorien.

L'oralité, c'est le lien avec ces principes fondateurs. Et ce lien est un lien vivant par définition, c'est à dire non théorique et encore moins idéologique ! Le chanteur-restaurateur de grégorien doit en fait s'imprégner de quelque chose qu'il reçoit. J'ai eu hier une discussion fort intéressante avec M. Ivanka Stoïanova sur les dispositions d'a-pathie, de kénose du chanteur grec : le chanteur doit faire le vide en lui, se rendre disponible pour recevoir.

Face à nos premiers manuscrits – première trace muette de la musique - on se demande donc : qu'est-ce qui a bien pu amener le copiste médiéval à écrire de telle ou telle manière ? Quel son a-t-il pu entendre pour avoir besoin, ou simplement l'idée, de l'écrire – de le décrire - ainsi ?

Il s'agit là, en quelque sorte, de remonter le long du bras du copiste, jusqu'à son oreille, pour entendre ce qui a été écrit par celui qui a écrit ce qu'il entendait...

 

I) De l'oral à l'écrit

 

A) Imagination et mémoire

Parler de la transmission orale, puis de l’écriture musicale, nous conduit nécessairement à réfléchir sur deux notions voisines mais pas équivalentes. Je veux parler de la mémoire et de l'imagination.

Sans vouloir trop rentrer dans des considérations d'ordre philosophique, l'observation et l'étymologie nous portent d’emblée à regarder l'imagination comme une faculté liée à l'image. L'image que l'on retient, l'image que l'on suscite, l'image que l'on recompose. L'image induit une relation à l'espace : retenir une image, c'est retenir une certaine organisation de l'espace. Elle s'offre à l'esprit avec la simultanéité d'un tableau. Mais imaginer, c'est aussi projeter un futur, ouvrir un nouvel espace. L'imagination a un lien avec la création, la découverte, l'invention.

La mémoire, elle, est faculté du passé. Elle conserve. Elle retient le temps dans son œuvre d’anéantissement. C’est la mémoire qui empêche les choses de s'évanouir irrémédiablement dans le temps. Faire mémoire, c’est se souvenir, c'est maintenir vivant en soi ce que le temps érode au dehors. La mémoire fait surgir en nous des choses qui ne sont plus et nous inscrit ainsi dans une continuité. Toute Tradition est transmission et toute transmission est œuvre de mémoire.

Si, comme le fait remarquer Fabrice Hadjadj, l'imagination fait penser à une mémoire morte, où les images sont comme figées dans l'instantané, la mémoire se tient plutôt en nous comme une mémoire vive où le sujet tout entier participe et devient mémoire.

 

Quand on parle d'oralité, on se tourne spontanément vers ce qui est perçu par l'oreille. On dit oral et on pense « aural »... Or, il est bon de rappeler que le mot « oralité » vient du latinos, oris, qui veut dire bouche. Avant d'être entendue par une oreille, la parole est d'abord dite par une bouche. Elle est oralité avant de devenir « auralité ».

Puisque la parole prend naissance dans la voix, on comprend dès lors le rôle que va jouer celle-ci dans les processus de mémorisation. La voix n’est en définitive qu’un corps devenu sonore, et par là, on peut dire qu'elle est l’affaire de tout le corps. Prendre la parole, c’est s’incorporer une pensée, c’est incarner des mots, des rythmes, des mélodies. Et puisqu’elle sollicite tout le corps, la parole va participer au rythme du corps lui-même (regardons par exemple comment se balancent les juifs quand ils prient), elle va chercher à équilibrer les masses qui la composent comme un corps cherche à se maintenir en équilibre, suivre des trajectoires comme un projectile (le souffle joue ici un véritable rôle de propulseur ).

Or, la parole, en tant qu'événement sonore, si elle n’est pas conservée par une mémoire, s’évanouit dans le temps.

Elle a partie liée avec la musique parce que, comme dans la musique, prononcer des mots ne peut se faire sans succession temporelle. C’est parce que les sons se succèdent et s’évanouissent qu’ils peuvent former des mots ; de même, c'est parce que les notes s'évanouissent que peut naître la mélodie. Ainsi, non seulement le temps n'est pas ennemi de la parole ni de la musique, mais il en est l'allié le plus sûr. C'est parce qu'il tue les sons qu'il libère en même temps l'espace pour d'autres sons. C'est lui qui rend possible la musique. L'espace musical est temporel. « Toute musique, dit René Daumal, se meut dans la durée, mesure la durée ; comme la durée, elle est succession irréversible.[...] Elle est du temps audible ». On assiste là à une sorte de paradoxe : ce qui corrompt le son est en même temps ce qui le rend possible. L'oralité traverse l'histoire comme sur un tapis roulant : le message n'a de permanence que dans la succession et le mouvement. On comprend la fascination des musiciens pour l'écrit !

 

Que se passe-t-il quand on se met à écrire, non plus seulement des mots, mais la manière de dire ces mots ? Je pense d'ailleurs qu'on devrait plutôt dire dé-crire que écrire parce je ne suis pas certain qu'on puisse faire autre chose que décrire un phénomène sonore. C'est un rapport de contenant à contenu.

On pourrait poser la question : écrire la musique, est-ce inventer un substitut de mémoire ?

 

B) Imagination et écriture musicale

Essayons maintenant de comprendre ce que fut l'arrivée de l'écriture musicale au IXe siècle. Difficile d'imaginer à quel point le fait de se mettre à écrire la musique a pu modifier la perception de cette musique. Lorsque je chante cette formule : (ex. sonore)

 

que vais-je devoir, - pouvoir - écrire pour que quelqu'un d'autre soit amené à reproduire la même chose à son tour, avec cette même dynamique ? Les premiers systèmes d'écriture au IXes. sont très peu diastématiques : ils disent simplement si la voix monte ou descend, mais ne disent pas de combien. Ils s'attachent surtout à décrire le commentde cet enchaînement. Ils disent ce qui doit aller ensemble, ce qui doit rester distinct, ce qui permet de passer d'un « moment » à l'autre pour que le texte puisse advenir comme il convient.

Pour ma part, et quelles qu'en soient les raisons, je pense que les copistes n'ont d'abord écrit que ce qui leur paraissait menacé d'oubli. Or, ce qui se perd d'abord, c'est la dynamique propre du mouvement musical. On connaît les éléments constitutifs de ce mouvement, mais on est en train de perdre la façon de les mettre ensemble. Puis, progressivement, l'écriture montre d'autres possiblités, notamment pour l'apprentissage. Guy d'Arezzo (XIes.) est fier d'avoir trouvé une méthode basée sur la lecture, qui réduisait le temps d'apprentissage pour les chantres de dix à deux ans ! Mais nous sommes là devant une partition sur lignes, avec des notes écrites ! La perception musicale est désormais liée, qu'on le veuille ou non, à la spatialisationsur une portée. De plus en plus, ce que l'on retient, vient de ce que l'on voit : ce sont des notes, c'est à dire des entités sonores définies, aux contours précis, placées sur une échelle donnée, et non plus directement un mouvement synthétique lié à la proclamation d'un texte. Dès lors, ce même exemple sonore a toutes les chances de devenir quelque chose comme ceci :  

(ex. sonore).

On est là évidemment bien loin de ce que l'on peut entendre aujourd'hui encore chez les Coptes d'Ethiopie ou même d'Egypte, où le mode de transmission est toujours purement oral !

 

C) Les ressorts de la transmission orale

Pour retenir une dynamique, il faut percevoir un mouvement. Donc des enchaînements. Nous avons vu combien la mémoire était liée à la parole et se fondait sur une façon globale de la recevoir. C'est par une association vivante de différentes perceptions que l'on retient ce qui a été entendu. Marcel Jousse parle de sémantico-mélo-rythmie : c'est à dire que l'on retient par ce qui fait sens, par la répétition mélodique, par le rythme de la parole. Tous les enfants, sauf ceux à qui on a enseigné le contraire, apprennent les tables de multiplication en chantant avec un rythme bien précis. (ex. sonore : 2 x 2 = 4 ; 2 x 3 = 6, etc)

 

La transmission du chant grégorien s'est faite selon un mode de pure oralité jusqu'à l'apparition des manuscrits notés. Ce qui veut dire que le chant était enseigné de façon à être appris par cœur, sans que l'on ait recours à un système de représentation mentale. Cette transmission est basée sur la rumination de paroles récitées avec des formules mélodiques appropriées, selon un rythme verbal. Chanter n'est ici fondamentalement pas autre chose que parler, mais parler de manière à ce que ce qui est dit soit à la fois assimilé, conservé, puis redonné à d'autres. A travers les formules mélodiques, modales et rythmiques, c'est une véritable synthèse vivante qui s'opère dans la mémoire de chacun. Lorsque l’on récite un poème, on ne sait pour ainsi dire pas qu'on le connaît, mais dès que le premier mot est prononcé, vient le second, puis le troisième, puis le quatrième, etc. La mémoire gestuelle procède, elle aussi, principalement par un jeu d'enchaînements successifs. C'est la succession qui donne la « raison » (ratio)  qui existe entre les éléments qui la composent. Un mot – un pas - n'est pas séparable des autres, il n'existe là que dans sonlienavec ceux qui le précèdent et le suivent. On retient des formules dont l'unité relève à la fois du sens, de la musicalité et du rythme.

La musique est un art du temps, non seulement parce qu’elle est flux sonore irréversible de sons qui s'évanouissent, mais aussi parce qu’elle est le support privilégié de toute transmission orale. On transmet aux générations futures ce qui nous vient du passé.

 

II)  Les premiers systèmes d'écriture musicale :

      les neumes grégoriens

Au IXèmesiècle, apparaissent donc les premiers éléments de notation musicale en Occident. Jusque là, on écrit des textes, sans rien dire de la façon de les dire. On se met à écrire, non plus seulement le texte, mais la façonde le déclamer. Il faut donc inventer un langage capable de rendre compte de ce que l'oreille perçoit quand elle entend un chantre déclamer en modulant. On ne parle pas de noterde la musique, car je ne suis pas sûr qu'on pense « note » quand on dit « chant ». Quand on cherche à (d)écrire la modulatio, on pense plutôt « procédé de déclamation », avec une nécessaire composante rythmique (modulatioen latin, désigne l'action de mesurer, de régler, tout autant que la mélodie elle-même). A la différence des traités, dont il est bien difficile de savoir quelle est la part descriptive et quelle est la part prescriptive, les manuscrits ont, me semble-t-il, une intention purement descriptive. Pour le copiste, la question est donc : comment écrire – décrire – cette modulatio ? Comment traduire en signes graphiques l'empreinte sonore qui caractérise cette manière de dire un texte ?

On voit bien qu'on est ici à la charnière entre le parler et le chanter. On assiste au « moment » où la déclamation devient chant. Je dis quelque chose, mais je le dis d'une certaine manière, qui constitue la modulatio. Il n'est pas inutile de rappeler cette injonction d'Athanase d'Alexandrie qui exigeait du lecteur-chantre des inflexions si légères que le psaume devait sonner « plus comme une récitation que comme un chant ». Ce qui ne veut pas dire évidemment qu'il n'y ait point eu de place pour des chants plus ornés. Mais cela laisse entendre que le point de départ se situe bel et bien dans l'art de déclamer le texte. On est donc là face à des procédés oratoires qui relèvent de la rhétorique. Il me semble assez clair que c'est de cela que nous parlent les premiers manuscrits musicaux.

Le copiste se situe exactement au point où s'articulent oralité et écriture. Traduire graphiquement une modulation n'est pas traduire une idée ou un concept, comme si c'était un mot. Cela exige de trouver des figures propres à évoquer ce que fait le chantrequand il chante. Les neumes sangalliens ou messins nous disent comment le chantre amène telle inflexion; comment, par exemple, il met en valeur telle ou telle syllabe au sein de la phrase.

L'ornementation, omniprésente dans nos manuscrits grégoriens, joue ici à mon sens, un rôle déterminant. Elle nous parle de cet art de la transition que requiert le passage habile d'un son à l'autre. « Voce et arte » disait Raban Maur. Elle tient donc une place tout à fait stratégique dans la conservation du mouvement musical. Je dirais même qu'elle est garante, dans une très large mesure, de la vie même de nos mélodies grégoriennes. Se priver de cette ornementation comme l'ont fait tous les théoriciens de Solesmes entre autres, expose la restauration du chant grégorien à des contradictions insurmontables. Comment prétendre retrouver le chant des origines en écartant les procédés oratoires mêmes sur lesquels il est fondé ? Toutefois, cette ornementation doit rester fonctionnelle, c'est à dire utile, non pour agrémenter, mais pour aider à la déclamation du texte. On pourrait citer ici Saint Jean Chrysostome qui fait remarquer que David ne chante pas ses psaumes pour donner du plaisir et de l'agrément à nos oreilles, mais pour réjouir l'âme et lui être utile.

J'aimerais attirer ici votre attention sur la nécessité, pour les chanteurs actuels de grégorien, d'utiliser des échelles musicales justes, c'est à dire non tempérées. Il est en effet impossible de donner sa vraie valeur à une note qui manque de justesse. Dès lors, faute de consistance de la note, tel ornement ou tel allongement de durée demandé par le manuscrit s'avère intenable. Le développement mélodique s'en trouvera très amoindri. (exemples sonores)

 

 

A) Une première caractéristique saute aux yeux quand on aborde ces manuscrits (surtout ceux de St Gall) : il s'agit de leur lien avec le geste de la main. On peut presque toujours reproduire la graphie avec la main. On trouve donc, là aussi, quelque chose de synesthésique dans cette première écriture de la musique, ce qui est bien normal si l'on considère que l'oralité, c'est de l'humain rendu sonore. Le geste vocal est un geste de tout l'homme. Rien d'étonnant que la première écriture de ce geste possède elle aussi ce caractère synthétique, global. (exemples gestuels)

 

 

B)On observe parfois des divergencesentre les manuscrits. Or, à y regarder de plus près, il me semble que bien souvent, il ne s'agit que d'une différence d'interprétation entre copistes, et que, selon la lecture que l'on fait de ces neumes, l'écart est parfois très ténu, voire inexistant. Ce qui était chanté n'était peut-être pas si différent d'un endroit à l'autre, mais l'analyse qu'en faisait le copiste pouvait, elle, différer. Les besoins aussi.

(exemples sonores)

On ne peut pas nier non plus qu'il y ait, chez le copiste médiéval, une certaine part d'interprétation : il devait traduire en signes graphiques la dynamique sonore d'une phrase musicale parfois complexe, distincte du texte qui la portait. On peut très bien concevoir que pour certains (certaines écoles)– et peut-être aussi pour répondre à des besoins précis -, il fallait, par exemple, indiquer le procédé vocal qui amène le son, tandis que pour d'autres, il était supposé connu des chantres.

(ex. sonores : le trigon, la virga strata, etc)

Les transcriptions en notation carrée ont souvent accentué ces variantes en écrivant tantôt le développement de la formule ornementale qui correspondait au procédé vocal, tantôt en le réduisant à un simple unisson.

(ex. sonores) : Offert. Recordare...Gr.Tr. p. 353;  

                           Trait  Jubilate...Gr.Tr. p. 185

 

III)  De l'écrit à l'oral : imagination et apports des cultures de transmission orale

 

La démarche du restaurateur grégorien repose sur une question : Comment retrouver ce qu'a entendu celui qui a écrit ce qu'il entendait ? Comment remonter de la plume à l'oreille ?

 

A)Il suffit d'écouter un chanteur traditionnel pour comprendre rapidement qu'il est impossible de consigner par écritson geste vocal dans toute sa complexité. Ce qu'on peut en écrire sera toujours réducteur. On peut écrire des notes, des hauteurs, des intensités, signaler des ornements ; mais la dynamique des transitions, les procédés vocaux, ne paraîtront pas. Il sera donc quasiment impossible de retrouver, à partir de cette seule notation, le style propre à ce chant. Pour le passage de l'écrit à l'oral, il faut donc nécessairement une référence auditive. On a attribué à Isidore de Séville cette phrase énigmatique : « Cette musique, quand on l'écrira, on la perdra ». Y a-t-il eu un projet d'écriture musicale antérieur au IXe siècle ? Je laisse les historiens et les musicologues répondre à cette question. Or, la tradition grégorienne souffre d'une évidente carence de cette référence auditive traditionnelle. Trop de choses se sont transformées au cours des âges, trop de réformes basées sur des théories se sont succédées. Et puis, l'attachement de tout l'Occident à l'écrit a modifié considérablement le rapport à l'oralité. Pour retrouver notre chant grégorien j'allais dire « des origines », où rien n'est encore écrit, où l'on est encore tout proche de la question fondatrice du « pourquoi du chant à l'église ? », il me semble donc indispensable d'aller puiser dans un réservoir de matériaux sonores, étrangers à la tradition grégorienne, où les procédés vocaux sont transmis oralement, de personne à personne.

On pense évidemment au chant byzantin, l'homologue, pour le monde grec, du grégorien pour le monde latin. Mais on peut penser également aux traditions d'Orient comme le chant copte d'Egypte ou même d'Ethiopie, au chant maronite, au chant arménien, pour ne citer que quelques traditions chrétiennes millénaires. Il ne s'agit pas de copier ou même d'imiter, tel quel, des pratiques musicales du bassin méditerranéen; il s'agit seulement d'intégrer des manières de faire, de s'imprégner des procédés vocaux susceptibles d'éclairer la lecture de nos manuscrits grégoriens. Ces manuscrits sont les témoins directs d'une oralité menacée. C'est en repassant par l'oralité qu'il pourront reprendre vie.

Cela suppose évidemment qu'il y ait quelque chose de communà ces différentes traditions orales. On peut imaginer que les traditions chrétiennes s'appuient toutes, peu ou prou, sur les mêmes ressorts, vu qu'elles remplissent la même fonction au sein d'une expression commune de la foi et des mêmes Mystères. L'histoire montre d'ailleurs que la formation de ces différents répertoires en fait plutôt, sinon des frères, du moins des cousins germains... De fait, il apparaît que les pratiques d'une tradition peuvent se retrouver dans une autre, étant sauves les différences non négligeables issues de la langue, ce qui interdit a priori le plagiat, le « copier/coller »...

 

B)Cette recherche de matériaux sonores traditionnels devrait toujours aller de concert avec une volonté de replacer le chant grégorien dans sa fonctionnalité. Par nature, le chant grégorien accompagne une action liturgique à laquelle il renvoit d'une manière ou d'une autre. Les nombreuses directives des Pères de l'Eglise témoignent d'un souci constant d'éviter les recherches esthétisantes. Le chant doit être beau sans doute, réglé avec art. Mais qu'en aucun cas il ne soit un prétexte pour ravir les âmes à la seule chose qui compte : rendre gloire à Dieu à travers le culte ! Et le culte terrestre idéal est celui qui correspond le mieux à celui qu'observent les anges. Saint Athanase insiste sur la nécessité d'établir une harmonie entre les paroles, la mélodie et le rythme de l'âme et de l'esprit. Ceux qui chantent ainsi, dit-il, font du bien, non seulement à eux-mêmes, mais aussi à tous ceux qui les écoutent.

Ça, ce sont les souhaits, pour le chant idéal... Dans la réalité, on trouve des usages parfois pesants, dont on pouvait se plaindre. Pour Otger de Laon (IXe siècle), abbé de Saint Amand, l'exécution du chant à la partie gravede l'organumétait si lente qu'elle tendait à détruire toute notion de rythme. De son côté, Odon qualifiait les répons de Matines de « nonchalants comme des gens qui somnolent »... A croire qu'il revenait du Mont Athos ! (ex. le grand chantre que fut Firfiris) Peut-être un certain ennui n'était-il d'ailleurs pas forcément exclu a priori. Le débit régulier du discours, l'évitement des syncopes rappelant les rythmes profanes, pouvait traduire le souci d'établir une certaine distance entre le chantre et son texte (qui est parole de Dieu). Mais trop d'ennui aurait assurément constitué un défaut rédhibitoire.

A côté de cela, les commentaires des Pères concernant le chant d'Eglise font référence à des usages dont il n'est pas facile de mesurer ni l'étendue ni l'impact ; ils expriment aussi parfois des souhaits plus ou moins circonstanciés. Quoi qu'il en soit, il est clair que l'art du grégorien ne donne pas dans le spectaculaire, même s'il sait être parfois somptueux et se montre toujours d'une tenue irréprochable.

 

C)Remonter vers l'oralité à partir des premiers manuscrits musicaux nécessite, outre l'apport d'éléments sonores issus d'autres traditions de chant, une vraie discipline quant à la possession des textes.

On devrait toujours commencer une classe de chant grégorien par une lecture des textes, en observant les rythmes et les cursusde la prosodie. Le chant grégorien est d'abord parole. (exemple sonore)

Dans un deuxième temps, on devrait redire ces textes avec le nombre de notes attachées à chaque syllabe, tout en observant le rythme initial. (exemple sonore) 

On pourrait alors y ajouter l'intention musicale (sans chanter les notes).

(exemple sonore)

Ce n'est qu'au terme de ces étapes successives que le texte pourrait être chanté.

(exemple sonore)

Cet exercice demande évidemment d'autant plus de maîtrise que le genre est plus mélismatique.

 

Conclusion

 

Je ne peux pas conclure ces quelques réflexions sans parler du double lien que le chantre doit entretir avec le contenu des textes qu'il chante.

Même si chanter un texte biblique dans un environnement liturgique relève d'abord de l'art oratoire, cela ne peut cependant rester un simple exercice technique. On m'a demandé, en 1996, d'enregistrer le chant des moines studites de Lviv en Ukraine. J'ai pu observer combien était différente la performance chez les chanteurs entre la cérémonie religieuse du dimanche et les séances d'enregistrement. La mise en situation modifiait profondément la mise en œuvre des mêmes éléments techniques du chant. Comme si les odeurs de l'encens, les déplacements dans l'espace sacré de la nef, le port des vêtements et des insignes liturgiques devaient entrer dans la substance même du chant...

Cette mise en situation entre à son tour en résonance avec l'expérience spirituelle du chanteur. Si je chante « liberator meus » (exemple sonore, Offertoire Factus est)« [le Seigneur est] mon libérateur », avec les ornements de la voix tels que les manuscrits le demandent de façon très explicite, la jubilation de la mélodie elle-même me presse de réveiller en moi le souvenir d'une certaine expérience intérieure déjà vécue. Si rien en moi ne s'y rapporte, il y a fort à parier que quelque chose manquera à l'expression du mot lui-même. Dans l'acte de chant, il est en fait impossible de dissocier le fond et la forme car la forme elle-même est une composante du discours. Les procédés oratoires font partie de ce qui est dit : il n'est pas jusqu'au regard même du compositeur sur les assemblées auxquelles est destiné ce chant, qui ne fasse partie du discours.

 

Les neumes grégoriens de nos premiers manuscrits nous renvoient manifestement à plus grand qu'eux, si bien qu'on peut se demander ce qu'ils ont pu sauver de l'oubli...

 

Je vous remercie de votre attention.

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